Dès le générique, la note est donnée : un homme cravaté, « costumisé », voit son lieu de travail s’écrouler lentement dans une déliquescence funeste. Puis il tombe indéfiniment d’un gratte-ciel, le long de publicités géantes pour l’american way of life.
Au long de la chute, se devinent des slogans, comme autant de lambeaux d’une splendeur passée : « Enjoy the best America has to offer » ou encore « It’s the gift that never fails ». L’esprit de l’Amérique, son tropisme mercantile s’écroulent dans un foisonnement de publicités de papier glacé.
Que de symboles, donc, pour cette chute finale du haut de ce que l’on imagine être l’Empire State Building, littéralement le bâtiment de l’État-Empire. Comme de vagues réminiscences, s’interposent alors d’autres images de chutes greffées dans notre inconscient collectif iconographique : celles de corps tombant le long des Twin Towers 11 septembre 2001 ; celles de statues érigées à la gloire de dictateurs, d’États ou d’Empires. Le Némésis crépusculaire qui viendrait après l’Hybris impérial.
Cette série raconte le quotidien d’une agence de publicité new-yorkaise dans les années 60. Au-delà de l’histoire de ses personnages, elle décrit avec une rare acuité les relations humaines, familiales, sociales, raciales de cette époque. C’est l’âge d’or de l’Amérique triomphante, forte économiquement, puissante militairement et omniprésente culturellement.
C’est une époque quasi mythologique pour l’Amérique, celle où les femmes et les hommes portent chapeaux mous et ont les cheveux laqués ou ultra-brillantinés. Le vêtement y est un fort marqueur, jupes empesées (pas de pantalons pour les femmes) et costumes boutonnés. La mise y est de mise, et le vêtement fait de chacun l’archétype d’une classe sociale.
C’est également une série où l’on fume et l’on boit à tout va, à toute heure, car alors on ignorait que fumer tue. Boire excessivement y est également un signe de vigueur sociale et non plus comme aujourd’hui le symptôme de problèmes existentiels. In vino virilitas…
Les rapports entre hommes et femmes sont, sous nos regards contemporains, marqués d’une misogynie si crue qu’elle en devient presque naïve. La femme y ondule, louvoie, se plie ; elle est souvent renvoyée à ses colifichets de ménagère et à sa seule utilité organique et sociale.
Les petits Blancs, sûrs d’eux, appellent les Noirs « negroes » et ne semblent même pas apercevoir cette cohorte silencieuse de petites mains - liftier, femmes de ménage, cireurs de chaussures - lesquels jettent parfois sur cette arrogance blanche un regard où le mépris le dispute à la résignation douloureuse.
Mad Men , c’est la série qui présente une époque bénie de toute-puissance et d’innocence, diffusée dans une Amérique post-bushienne qui sombre et qui doute, qui se mortifie et est mortifiée.
Et c’est un choc entre deux Amériques : celle qui tombe et regarde dans le reflet cathodique son glorieux passé - miroir, miroir, dis-moi qui était la plus puissante ? En c’est en cela que Mad Men , comme toute série à succès, est un symptôme, une immense psyché cathodique.
Toute série peut devenir un spectacle au sens de Debord. Elle peut ainsi traduire un inconscient collectif, une cristallisation des mouvements profonds d’une société. Et qui plus que l’Amérique, dans laquelle l’image est icône, pouvait produire ces séries qui disent tellement d’elle.
Voyez plutôt. Sous le règne du nasillard cowboy ultra-libéral Reagan, la série texane Dallas célébrait le pouvoir de l’argent et du darwinisme social. À l’image de la famille Ewing, c’était alors l’Amérique du pétrole et du dollar arrogant. C’était celle où l’Empire-JR laissait éclater à la face du monde entier son ambivalence morale.
Puis vint Côte ouest qui traduira les profondes aspirations de repli de l’Amérique. Cette série fut le spin off de Dallas, tout comme d’une certaine façon Bush père, vice-président de Reagan, était de fait le produit dérivé de son prédécesseur.
Si l’esprit de Dallas est celui de la famille, celui de Côte ouest est surtout celui de la communauté, de l’Amérique qui se love sur elle et sur ses problèmes internes, dans la suburb* des classes moyennes. Ce que ne comprendra pas Bush père qui avait axé sa présidence sur les relations internationales : « It’s the economy, stupid », lui lancera son vainqueur, Bill Clinton. Cet obscur gouverneur de l’Arkansas, État de l’intérieur s’il en est, approfondira ainsi le repli de l’Amérique sur elle-même.
Dès lors, la série qui marquera durablement le double mandat de Clinton sera Friends : l’histoire d’une bande d’adulescents vivant dans une quasi autarcie existentielle. Rien ne vient perturber leur vie fermée, ni les méandres du monde, ni la maladie, ni la mort. C’est l’Amérique sympathique mais foncièrement égoïste qui transparait alors : farces sur farces et aucune ouverture vers l’Autre.
L’Amérique de la peur, de la paranoïa sera celle de Bush fils. Les deux séries emblématiques en seront évidemment 24h chrono et Desperate Housewives. 24H chrono illustrera une Amérique traumatisée par le 11 septembre : dans un monde terrifiant, toutes les méthodes, y compris la torture, semblent bonnes pour se défendre. La série Desperate Housewives sera le versant de la peur intérieure : dans la paisible suburb pastellisée, le danger se renouvelle continuellement, souvent sous la forme la plus anodine.
Dans la transition menant de Bush Junior à Obama, deux séries retiennent l’attention : Dexter et Damages. Dexter ou l’histoire d’un expert en médecine légale le jour, qui tue des psychopathes monstrueux la nuit : un serialkiller de serialkillers en somme, tout comme l’Amérique, toute bardée de légalisme, prétendra user des méthodes de terroristes pour combattre le terrorisme. État voyou malgré elle contre les « Vrais » États voyous. Damages aussi est la série de l’autojustification : elle montre une avocate, mettant au service de causes qu’elles estiment justes, des méthodes plus que contestables.
Ces deux séries peuvent être ainsi considérées comme la justification subliminale d’Abou Ghraïb ou de Guantanamo. Loin du manichéisme lénifiant habituel, ces deux séries brouillent les repères moraux classiques, légitimant l’illégal dans le cas de Dexter et légalisant l’illégitime dans le cas de Damages .
Mad Men est, quant à elle, la série des années Obama, qui en est paraît-il un grand fan. Paradoxal fan d’ailleurs, car cette série décrit une Amérique blanche et méprisante des minorités dans laquelle jamais Afro-Américain n’aurait pu être élu.
Les Mad men évoluent dans une société raciste, misogyne, enfumée, alcoolique, cynique, sans l’hygiénisme javellisé actuel et se moquant grassement des règles de la diététique.
A brave old world, donc, un passé d’apparence très empesé, très codifié mais bousculant paradoxalement les certitudes contemporaines. Tout se passe comme si cette mise en abîme cathodique suggérait que, finalement la libération sexuelle, la reconnaissance des minorités, le libéralisme au sens politique du terme, ont généré aussi les règles sociales rigides du politiquement correct très rigide.
Et l’on se dit aussi que le succès phénoménal de cette série aux États-Unis tient peut-être à un curieux sentiment de transgression pour cette Amérique contemporaine stratifiée, médusée par le politiquement acceptable. Les femmes humiliées, les Noirs ignorés, la reproduction des élites fièrement affirmée, voilà qui ravive de (bons ?) vieux souvenirs, donc, pour l’Amérique actuelle qui doute.
Aussi sous prétexte de cette reconstitution, Mad Men libère parfois une vision moisie de l’Amérique. Ces Mad Men, ce sont aussi ceux de L’empire, de l’État empire, phare du monde qui semble à notre époque peu à peu s’éteindre. Ces hommes vivent à l’apogée de l’Empire américain, ils font et ils sont l’Amérique toute-puissante, l’Empire du sens et des sens, au carrefour des puissances. Pourtant, le fait que dès le générique tout s’écroule au milieu d’un artifice d’images de la société de consommation suggère que ce qui a fait la force de l’Amérique, son consumérisme, sera également l’origine de sa chute. Hypothèse confirmée a posteriori par la crise des subprimes et de la surconsommation à tempérament. C’est ainsi la chute de l’Empire à crédit qui nous est annoncé.
De là à imaginer que les scénaristes suggèrent qu’il faudrait revenir aux fondamentaux de la société américaine des années 60 pour que les USA redeviennent un Empire, il n’y qu’un pas symbolique, scénaristique, à franchir. Mad Men, c’est donc l’Empire 24 images seconde, l’empire à son nadir**, qui n’est plus qu’une série à succès, miroir d’une réalité qui n’est plus…comme une reductio ad television.
Une série dérivée ou spin-off (aussi utilisé en France) est une série télévisée ou bande dessinée qui se déroule dans le même univers de fiction qu’une série précédente, mais avec de nouveaux personnages.
Notes
* Une suburb est le nom donné aux États-Unis pour décrire les banlieues périphériques relativement récentes des villes, composées de pavillons individuels entourés de jardins. Ces suburbs sont généralement très grandes et éloignées du centre, une voiture étant quasiment indispensable pour sortir de la banlieue et pouvoir aller en ville ou ailleurs. Ces suburbs font parties intégrante de l’american way of life, symbolisant la réussite, le rêve américain, la tranquillité, et la sécurité.
** Le nadir (de l’arabe nazir : opposé ) en astronomie est le point de la sphère céleste représentatif de la direction verticale descendante, en un lieu donné (par opposition à zénith). Par extension, peut signifier « le point le plus bas ».
Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 octobre 2010
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25 octobre 2010
"Mad Men", la série d’une Amérique crépusculaire
via sisyphe.org
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