la direction et les salariés, manque de compétitivité, de flexibilité,
grève... Pour Nicolas Bouzou, le conflit qui paralyse Air France
symbolise l'incapacité française à réformer.
Nicolas Bouzou est un essayiste
français spécialisé dans l'économie. Il a été pendant six ans analyste
en chef de l'institut de prévisions Xerfi. Il a depuis fondé sa propre
entreprise, Asterès, une société d'analyse économique et de conseil. Il
est diplômé en économie de l'université Paris X Nanterre et Mastère de
Finance, de l'IEP de Paris. Il est l'auteur d'une note pour la Fondation
pour l'innovation politique: Un accès équitable aux thérapies du cancer.
La grève à Air France
vient hystériser un peu plus un climat économique et social déjà
délétère. Et comme d'habitude, une victime expiatoire a été trouvée.
Cette fois ce sont les pilotes qui sont désignés grosso modo comme des
privilégiés irresponsables. Passons sur l'accusation de privilégié
brandie dès qu'on gagne un peu d'argent, ce qui frise parfois la
débilité. Un privilège protège et les pilotes, via les contrôles
obligatoires, remettent leur métier en jeu tous les 6 mois. Soyons
précis sur les termes. Ces anathèmes soulagent mais cela vaut peut-être
le coup d'aller au-delà de cette passion adolescente qu'est
l'indignation pour comprendre d'où vient cette situation de blocage qui
engage le processus vital de la compagnie. Le sujet, ce ne sont pas les
dizaines de millions d'euros que coûte la grève. C'est que cette grève
nous a donné une excellente occasion d'essayer d'autres compagnies qui
présentent un excellent rapport qualité prix. Désormais, nous
n'emprunterons plus Air France par automatisme. Cette rupture de
fidélisation est dramatique pour une compagnie financièrement à peine
convalescente. Mais là n'est pas l'essentiel. Swiss Air a disparu et la
Suisse va bien. Le problème c'est qu'Air France reflète nos
comportements collectifs. Air France souffre, comme la France, d'une
crise d'adaptation à la mondialisation. Air France souffre, comme la
France, d'un retard dans les réformes. Air France souffre, comme la
France, d'une rupture de confiance entre la direction (l'équivalent de
son Gouvernement) et ses salariés (l'équivalent des citoyens).
Le
processus de libéralisation du transport aérien a débuté en Europe à la
fin des années 1980. Aujourd'hui, la concurrence dans le secteur est
intense. Ce choc concurrentiel mondial a eu comme toujours un impact
positif sur l'activité et l'emploi dans le secteur. En revanche, il a
généré des effets redistributifs violents au profit des nouveaux
entrants. Qu'on en juge: Air France fait voler moins de 150 avions
destinés au court et moyen-courrier contre 200 pour Easyjet et plus de
300 pour Ryanair. Air France aurait dû s'adapter il y a 10 ans, en
développant une marque low cost et en montant en gamme pour la clientèle
d'affaires. Elle ne l'a pas fait. Aujourd'hui, il semble que la
direction tente de rattraper précipitamment le retard en imaginant
l'implantation d'une filiale Transavia Europe au Portugal, pays plus
attractif que la France (ce n'est pas difficile) pour les entreprises en
matière de charges sociales et de droit du travail. Les pilotes ne
veulent pas en entendre parler de ce qui s'appelle effectivement une
délocalisation. L'opinion publique est sévère avec les grévistes mais
personne n'aime voir son entreprise délocaliser une partie de sa
production même quand c'est nécessaire. La réaction des pilotes est
passionnelle et non intellectuelle exactement comme celle des salariés
d'usine qui voient leur site français fermer. Il y a là une leçon
générale à en tirer: plus on attend pour faire des réformes, plus le
coût à supporter sera pénible. Les conservateurs de toutes eaux, ceux
qui nous expliquent que l'éducation nationale et la justice fonctionnent
bien ou qu'il n'est point besoin de réformer l'Etat devraient s'en
rappeler.
La direction d'Air France semble
avoir perdu la confiance des pilotes. C'est ce que le taux de gréviste
rappelle. Ce ne sont pas 50 ou 60% des avions d'Air France qui ont été
cloués au sol ces derniers jours mais plutôt 80%. La différence entre
ces chiffres tient au fait que d'autres compagnies ont été mobilisées
pour effectuer une partie des vols prévus. Les pilotes reprochent à la
direction de ne pas avoir respecté certains accords signés par les deux
parties au sujet du développement de Transavia, ce qui est vrai. Il
était notamment prévu qu'au-delà du 14ème avion acheté par Transavia,
les pilotes affectés à ces trajets «loisirs» soient ceux d'Air France au
statut Air France et non ceux d'une filiale. La direction a fait
volte-face exactement comme François Hollande
a minimisé la crise pendant sa campagne avant de découvrir les vertus
de la baisse des dépenses publiques et de la compétitivité. De même, la
création de Transavia Europe n'a été annoncée au début septembre. En
vérité, il me semble que la direction d'Air France veut isoler Transavia
pour éviter qu'Air France ne «contamine» la filiale avec des conditions
financières et sociales jugées trop avantageuses dans le champ
concurrentiel actuel. Pourquoi pas si le redressement le nécessite? Mais
le minimum, c'est d'avoir le courage de le dire et de l'expliquer les
yeux dans les yeux aux équipes de la même façon que les Français sont en
droit de savoir comment on va trouver 50 milliards d'euros pour
diminuer la dépense publique, un objectif louable en soi. Le
Gouvernement, actionnaire très minoritaire de la compagnie, envenime les
choses, apportant son soutien à la direction pour acheter la paix
sociale et non pas en expliquant à nos concitoyens les enjeux.
Les
pilotes ont vis-à-vis de leur direction le même sentiment que les
Français vis-à-vis de leur Gouvernement. Ils sont sans doute
conservateurs, regrettent a posteriori de ne pas avoir subi plus de
réformes par le passé et le reprochent à leur direction qui tente de
rattraper maladroitement le retard perdu sans nommer les choses
clairement et tenir les engagements qu'elle avait pris pour conserver la
paix sociale. De fait, nous sommes tous un peu des pilotes.