Censure, sensationnalisme, snobisme… À l’heure des festivals d’été, portrait d’une France en déshérence culturelle, au-delà des polémiques plus ou moins stériles.
Il fallait bien une polémique pour exciter les festivaliers, tout à leur joie de se voir désignés à la vindicte populaire comme d’horribles élitistes. Il y a des turpitudes dont les vaniteux font des étendards… Pour bien faire, il aurait fallu dire simplement snobs, du genre dont Boris Vian se moquait, ces sots en « chemises d’organdi, chaussures de zébu, cravate d’Italie et méchant complet vermoulu ». Cette année, c’est Fabrice Luchini qui a décoché ses flèches contre le grand raout annuel avignonnais, « désormais le lieu d’une secte », selon les mots du comédien dans le Figaro. Et même si tout n’est pas forcément à jeter, difficile en effet de ne pas voir à quel point la cité des Papes est devenue synonyme d’esbroufe et de charlatanisme culturel. (voir l'article de Jacques Nerson dans "Valeurs actuelles" du 21 juillet).
Mais après tout, personne n’est obligé de s’y rendre. Et si certains regrettent l’absence prolongée de grandes oeuvres populaires sur les planches du Vaucluse, rien ne les empêche de reprendre l’A7 pour passer dans la Drôme où, dans le cadre sublime du château de Grignan, Les Fêtes nocturnes célèbrent chaque année de grands auteurs classiques. Pour l’édition 2011, Philippe Torreton y joue Hamlet, dans une mise en scène de Jean-Luc Revol. Là, pas de projections de sang sur les spectateurs du premier rang ou de nudité gratuite, mais du théâtre, simplement.
La vraie question ne peut donc se résumer à la polémique sur le Festival d’Avignon. Chacun ses divertissements, et si certains sont prêts à prendre des vacances dans une ville surpeuplée pour voir un tel spectacle, grand bien leur fasse. Il y a suffisamment d’autres endroits en France où apprécier, pendant une semaine ou deux, une programmation de qualité, du Festival de musique classique de La Chaise-Dieu aux Vieilles Charrues de Carhaix, en passant par Les Nuits de Fourvière.
Chaque village perdu des gorges de l’Ardèche ou du fin fond de la Mayenne a même désormais son propre festival des foins et autres “jazz en cambrousse”… Pourquoi pas. Mais cela suffit-il vraiment ? Pourrat-on encore longtemps continuer à masquer la faiblesse de la pratique culturelle française par son explosion festive estivale ?
En 2008, une enquête réalisée par le ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique apportait des résultats particulièrement édifiants. Sur 100 personnes interrogées de chaque groupe, 68 n’étaient jamais allées à un spectacle de danse classique, moderne ou contemporaine, 77 ne s’étaient jamais rendues à l’opéra et 42 n’avaient jamais vu une pièce de théâtre jouée par des professionnels. Des chiffres fluctuant selon les couches sociales, le niveau d’études et le lieu d’habitation.
Ainsi, les cadres et professions intellectuelles supérieures n’étaient que 11 % à déclarer n’être jamais allés au théâtre, et les habitants de Paris intramuros 22 %… Contre 61 % chez les ouvriers et 49 % pour les habitants de communes de moins de 20 000 habitants. La fracture est éloquente…
Mais ces pourcentages montrent aussi un fléchissement de la pratique culturelle au fil des générations, en particulier pour les populations défavorisées. Ainsi, si 90 % des ouvriers d’aujourd’hui ne sont jamais allés voir un opéra ou une opérette, ils ne sont que 81 % d’anciens ouvriers à répondre de la même façon. 19 % d’entre eux avaient donc eu la possibilité, une fois dans leur vie, de découvrir une salle d’opéra, de vibrer au son du Duo des fleurs dans Lakmé de Delibes, à la triste et puissante complainte Nessun dorma du prince inconnu dans le Turandot de Puccini ou encore aux morceaux de bravoure de Vivaldi dans la Verità in cimento. Cela arrive de moins en moins.
Même dans les grands fleurons du patrimoine français, la ségrégation culturelle menace. Le 9 juillet, le château de Versailles organisait ainsi son carnaval. Événement grandiose qui, selon la page de présentation Internet, allait rappeler les « fêtes royales qui ont animé le château et son jardin ». De 22 heures jusqu’au petit matin, les participants devaient ainsi pouvoir admirer les Grandes Eaux musicales en nocturne, suivies d’un feu d’artifice sur le Grand Canal et d’un bal masqué à l’Orangerie. Une nuit de rêveries sur les lieux de tant de fêtes grandioses, encore pleins du souvenir des fastes de la royauté.
Divertissement magnifique certes, mais déjà le programme annonçait la couleur : « Versailles ouvrira exceptionnellement ses portes aux happy few. » C’est-à-dire, en français, aux heureux élus. Il fallait en effet l’être pour se permettre cette soirée… Le prix était fixé à 50 euros plus 20 euros de navette depuis Paris pour les noceurs lambda ayant déjà dépensé l’équivalent de la location d’un costume, ou 250 euros pour le billet Casanova, offrant accès à “l’espace VIP” ainsi qu’à un buffet et six verres. Pour les Fêtes vénitiennes, même combat, avec un prix allant de 35 euros pour la troisième catégorie à 85 euros pour le carré or. Pour tous les autres… ceinture.
Ou plutôt non : ceux-ci sont gracieusement attendus tout l’été pour venir visiter les jardins de Le Nôtre défigurés par les sculptures monumentales de Bernar Venet. D’immenses courbes métalliques sortant du sol dont l’artiste raconte sans rire qu’elles « contrasteront avec la géométrie angulaire des jardins tandis qu’elles accompagneront les contours circulaires du bassin d’Apollon et du Grand Canal ».
Voilà donc Versailles en 2011 : un château qui réserve le patrimoine classique à une élite et sature le reste du public d’un art de masse subventionné bien dans l’air du temps. Vivaldi pour les VIP, Jeff Koons, Murakami et Bernar Venet pour les touristes. Rien qui ne semble étonner Jean-Jacques Aillagon, président du Domaine… et ancien ministre de la Culture.
Frédéric Mitterrand, ministre ou “Homo festivus” ?
Mais les responsables politiques connaissent-ils encore le sens de leur mission culturelle ? Récemment, Frédéric Mitterrand s’est fait remarquer pour sa décision de ne pas reconduire Olivier Py à la tête du Théâtre de l’Odéon. Une raison particulière à cela ? Aucune, à part une inimitié évoquée à couvert par tout un milieu artistique tremblant de rage. Quelques semaines plus tôt, le ministre de la Culture avait fait retirer Céline des célébrations nationales pour l’année à venir, à la demande de personnalités indignées réclamant presque que l’écrivain de génie soit oublié pour cause d’antisémitisme virulent… On est loin de Malraux défendant à l’Assemblée Jean Genet contre une partie de la droite et les militants d’Occident lors de la création des Paravents.
Mais le temps s’est écoulé Rue de Valois. Le 23 juin dernier, le Nouvel Observateur décernait même dans un dossier spécial cette remarque au ministre de la Culture, pour l’ensemble de son œuvre : « D’un naturel pourtant pessimiste, Frédéric Mitterrand se plaît à célébrer des “fêtes”, à instaurer des “nuits”. C’est un Homo festivus. Une sorte de Paris Plage fait homme. » Si même le Nouvel Obs se met à citer Muray, il reste peut-être des raisons d’espérer… Valentin Goux
25 juillet 2011
Les charlatans de la culture | Valeurs Actuelles
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