"La société, ça n'existe pas", avait dit Margaret Thatcher dans une célèbre interview il y a près de vingt-cinq ans ("There is no suchthing as society"). Pour signifier que, selon elle, il n'y a que des individus et des familles, la notion de "société" étant une pure abstraction. Une telle assertion s'applique au moins autant aux marchés financiers : "les marchés", ça n'existe pas. Il n'y a que des acteurs des marchés - investisseurs de toute nature, arbitragistes, courtiers, analystes, teneurs de marché... - et non une collectivité qui agirait de manière organique.
Cet anthropomorphisme représentant les marchés comme un acteur idéologique ayant ses propres finalités alimente bien des théories du complot et des discours radicaux. L'opération Occupy Wall Street en est une nouvelle illustration. Or il n'y a rien de plus atomisé que les composantes d'un marché comme le sont les grandes places financières mondiales. La solidarité des acteurs ou même d'une catégorie d'entre eux n'y a pas cours : chacun essaie d'y optimiser son couple risque-rendement, sans autre considération. Ce qui n'exclut nullement le mimétisme des comportements, qui n'est jamais que la prise en compte des anticipations majoritaires dans chaque stratégie individuelle. Et souvent la meilleure façon de maximiser ses gains. De même, les mouvements les plus brusques des marchés, que leurs contempteurs jugent irrationnels, ou le signe de desseins cachés pour les plus paranoïaques d'entre eux, s'expliquent par les horizons temporels et les stratégies propres à chaque acteur ou encore par une période d'extrême aversion au risque ou de raréfaction de la liquidité.
Quelques exemples récents illustrent les impasses d'une vision incarnée des marchés. Dès le début du krach de cet été, plusieurs pays européens ont interdit les ventes à découvert sur des valeurs financières. Au motif que ces pratiques permettraient aux marchés de "dicter" on ne sait quelle loi. Or, malgré ces mesures, la volatilité des titres concernés s'est envolée et les cours de beaucoup d'entre eux ont lourdement chuté. Il en aurait été certainement de même sans les interdictions de ventes à découvert. Mais c'est une démonstration de l'inutilité de la stigmatisation d'instruments dont l'utilisation ne saurait être confondue avec les causes des turbulences des marchés.
Dans un autre registre, les rumeurs d'un complot contre l'euro, mené depuis les États-Unis, laissent accroire qu'il existerait une coalition bien organisée d'acteurs financiers mobilisés dans une telle direction. Il y a bien sûr de nombreux acteurs qui anticipent ici un défaut de la Grèce, là une recapitalisation de telle banque... et au moins autant en Europe qu'ailleurs ! Heureusement qu'ils existent, car sinon certains marchés seraient fermés ou illiquides. Mais d'autres font aussi les paris inverses. Quant à l'intérêt géopolitique que ces acteurs seraient supposés servir - notion assez étrangère à leurs déterminants -, il serait pour le moins paradoxal et complexe. Comme le répètent à l'envi les principaux dirigeants américains concernés - Maison-Blanche, Trésor, Réserve fédérale... -, rien ne les préoccupent davantage pour l'économie américaine que cette crise européenne. Et depuis la phase aiguë de cette crise de 2011, l'euro a nettement reculé face au dollar. Soit le contraire du but recherché de manière récurrente par les Américains, au dire en tout cas des mêmes amateurs de complot...
Enfin, la mode est à la taxation des transactions financières. Comme s'il s'agissait de la panacée à la fois pour trouver des recettes fiscales abondantes et pour combattre la spéculation accusée de tous les maux. Or, non seulement les coûts associés seront répercutés in fine sur de nombreux acteurs qui ne sont pas visés par ces taxes - par exemple au travers de la rentabilité des placements des ménages ou des taux des prêts immobiliers -, mais il devrait aussi en résulter plus de volatilité sur certains marchés dont la liquidité diminuerait. Tout cela sans empêcher le moins du monde l'exercice des anticipations baissières ou haussières, qui trouveront leur chemin et la façon de minimiser les nouvelles taxes créées, si ce n'est le moyen d'y échapper en passant par d'autres places financières, des instruments qui les neutralisent, etc.
Toute la logorrhée sur les marchés à mettre au pas, le "capitalisme financier" à moraliser ou les acteurs financiers devant obéir au politique et non l'inverse n'est que l'expression du fantasme d'un marché "idéologisé" qui serait l'ennemi des États et donc des peuples. Or cet ennemi n'existe pas, et l'invoquer traduit le désarroi sur les conduites à adopter face à des contraintes économiques, financières ou sociales qu'on ne sait pas gérer ou qu'on voudrait voir disparaître.
26 janvier 2012
"Les marchés" n'existent pas
via latribune.fr
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