lors que l'euphorie ayant salué les printemps arabes laisse la place à une gêne silencieuse, Pierre Nora et Marcel Gauchet, que la déception n'empêche pas de penser, publient dans la collection accompagnant leur revue le Débat un essai renversant de Philippe d'Iribarne sur les rapports entre l'islam et la démocratie. Pour ce spécialiste de la mondialisation et du multiculturalisme, la progression de l'islamisme ne serait pas une réaction archaïque à la modernité, mais son produit. Loin d'être des «terroristes» hérétiques, les islamistes qui détruisent au Mali les mausolées édifiés par un syncrétisme mi-soufi mi-autochtone participent de l'«hégémonie d'un islam légaliste mondialisé» favorisé par l'alphabétisation, les pétrodollars des pays à législation coranique et les nouveaux moyens de communication.
Emprise religieuse
Pourquoi, se demande Iribarne, cette modernité qui a contribué à la sécularisation du judéo-christianisme produit-elle l'inverse dans une aire musulmane humainement si diverse ? Après avoir examiné nombre d'hypothèses, il retient la dynamique propre du Coran qui sacralise la «certitude» et l'«unicité» comme objectifs primordiaux, mais aussi comme conditions de leur réalisation : le doute, le dialogue et le pluralisme passent pour des faiblesses. Quand le christianisme agit, selon la formule de Marcel Gauchet, comme la «religion de la sortie de la religion», l'islam demeure la religion de l'effort permanent pour réaliser le message divin de soumission. D'où l'impossibilité de l'écart, «perçu immédiatement comme contestation de l'autorité établie, remise en cause personnelle et opposition avec des enjeux de vie ou de mort, ce qui mène droit au conflit non sur des idées, mais sur des personnes». D'où aussi le verrouillage par l'interdit du blasphème et de l'apostasie.
Philippe d'Iribarne admet se retrouver sur les traces de Tocqueville, Weber, Lévi-Strauss, ou, plus récemment, Christian Jambet, et se demande pourquoi ce qui était dicible hier ne l'est plus. Il y voit l'effet d'une inculture profonde de nos sociétés sur l'islam - se traduisant chez ceux qui font l'opinion par le «dogme selon lequel toutes les religions se valent» - doublée de l'oubli de ce que peut être l'emprise religieuse. Or, dire que des univers mentaux ne se ressemblent pas n'implique aucun jugement de valeur hiérarchique et il se pourrait que l'islam, qui affirme lui-même la supériorité de la certitude sur le doute, soit plus solide que l'Occident qui se coupe les cheveux en quatre. Les penseurs musulmans les plus fins expliquent sans détour que «la tradition de l'islam l'emporte sur la tradition occidentale» et que la valorisation du «peuple en corps» vaut mieux que le pluralisme des droits de l'individu, ce que confirme la Déclaration islamique universelle des droits de l'homme adoptée par le Conseil islamique pour l'Europe.
Iribarne invite donc l'Occident à se déprendre d'une vision coloniale prétentieuse croyant à «la marche inéluctable, en tout point de la planète, vers l'avènement de la démocratie libérale». Et à s'interroger sur une vraie difficulté : «Les sociétés attachées au respect des libertés individuelles et dont les catégories juridiques ignorent l'emprise du groupe sont démunies» face à la «contre-société islamique structurée autour d'une référence au halal» pour se protéger des règles dissolvantes de l'Occident. Le danger présent étant que, «dans une sorte de cercle vicieux, cette contre-société se nourrit du rejet croissant de l'islam que son existence alimente au sein de la société environnante».
L'islam devant la démocratie, de Philippe d'Iribarne, le Débat-Gallimard, 198 p., 16,90 €.
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