Ambitieux et pétillant d'intelligence, « le Mystère français », d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, offre de nouvelles perspectives sur les paradoxes d'un pays moins déprimé qu'on ne le dit. Un livre que le président de la République gagnerait à ouvrir.
Emmanuel Todd et Hervé Le BrasNous vivons entourés de mystères. Nous avons depuis peu les nouveaux « mystères de Paris », avec Rachida Dati et Nathalie Kosciusko-Morizet. Récemment, dans un livre dont nous avons beaucoup parlé à Marianne, Jean-Claude Michéa nous a dévoilé « les mystères de la gauche ». Et voici que Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, en 300 pages et 120 cartes, nous détaillent « le mystère français ».Un livre passionnant, d'une richesse inouïe, d'une inventivité permanente, et qui, de plus, se lit comme un polar, puisqu'il s'agit de trouver le coupable, ou plutôt les coupables. En tout cas, les responsables de cet étrange paradoxe : la France, c'est une économie déclinante et une société pleine de dynamisme ; c'est un pays que les experts disent à l'agonie, qui broie jour après jour le plus sombre pessimisme, et qui dans le quotidien ne paraît pas s'en porter plus mal.
Chacun de nous jure que c'est la fin du monde pour demain ; en attendant, nous vivons mieux qu'ailleurs ; nous partons en vacances et nous faisons des enfants. Les Français ont le désespoir gai. Et quand ils finissent par rencontrer des experts optimistes, comme Le Bras et Todd, ils ont raison de leur faire fête. Quelle bonne nouvelle !
Je crois me rappeler dans le passé un Hervé Le Bras beaucoup moins enthousiaste sur le natalisme français et un Emmanuel Todd résigné à confier au Parti communiste le soin de soulager son noir chagrin.
Les trente paresseuses
Voilà deux merveilleux cartographes. Chacune des 120 cartes de ce livre est un plaisir pour les yeux et pour l'esprit : la solution d'une petite énigme, et parfois le trait moqueur de rusés sociologues.Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre que d'inventer des solutions graphiques originales qui rompent avec la tyrannie un peu rustique de la représentation départementale de tous les mystères français, qu'ils relèvent de la famille et de la sexualité, de l'industrie ou de l'immigration, des riches et des pauvres, des Plantagenêt et de la Lotharingie, de François Hollande et de Nicolas Sarkozy ou de Marine Le Pen.
Au lieu de la mosaïque départementale et de l'arbitraire qu'elle charrie, de vastes nappes de couleurs qui indiquent de grandes tendances régionales : d'un bout à l'autre du livre, les auteurs raisonnent en termes spatiaux : les mystères de la France s'inscrivent principalement dans la mémoire des lieux plutôt que dans des lieux de mémoire ponctuels.
Faisant le bilan des trente dernières années que nous venons de vivre, nos auteurs écrivent : « Chute du taux de croissance du PIB, décrue des effectifs industriels, baisse de la fécondité, augmentation des naissances hors mariage, baisse de la pratique religieuse, progrès de l'éducation. »
A quoi il faut ajouter un taux de chômage variable mais important, dépassant à plusieurs reprises les 10 % de la population active ; mais aussi, du côté positif de la balance, l'émancipation des femmes que l'on mesure très bien à travers l'éducation : en 2009, les filles sont pour 57 % dans le total des récipiendaires des baccalauréats généraux, 52 %, des bacs technologiques (et 43 % seulement, des bacs professionnels).
Résumé ainsi à grands traits, le bilan de ces trente paresseuses est tout de même moins brillant que ne le proclament les auteurs eux-mêmes : de réellement positif, on ne peut retenir que les progrès de l'éducation et, corrélativement, ceux de l'émancipation féminine que nous venons de pointer.
Ce n'est pas rien : à l'échelle de l'Occident tout entier, le tardif XXe siècle, en contraste avec les horreurs inédites de la première moitié, figurera comme celui de l'émancipation des femmes. Encore faudrait-il, s'agissant de l'éducation, tempérer l'optimisme quantitatif qu'inspire la montée continue et massive du nombre des bacheliers par la considération de la valeur relative de ce baccalauréat, tant à l'échelle internationale qu'à l'échelle nationale.
Mais laissons cela, qui excède le projet même du livre, car c'est à propos de l'éducation qu'y éclate ce véritable cataclysme anthropologique qu'est aux yeux des auteurs la substitution des régions périphériques aux régions intérieures au palmarès du dynamisme français. D'un bout à l'autre de l'ouvrage, les auteurs, notamment Emmanuel Todd, dont on connaît les thèses sur le rôle déterminant des systèmes familiaux anciens, n'en reviennent pas. Avec beaucoup d'honnêteté intellectuelle, car cela contredit directement leurs thèses et leurs penchants personnels, ils constatent une extraordinaire mutation.
Expliquons. Todd n'a cessé d'opposer, dans ses travaux antérieurs, la famille nucléaire, formée des parents et des enfants, à la famille complexe ou famille souche, étendue à la génération antérieure ou à plus d'un couple. La famille nucléaire libère, la famille complexe enferme. La famille nucléaire, qui encourage la liberté des enfants et l'égalité dans la fratrie, a porté les valeurs de la Révolution française ; elle est caractéristique du Bassin parisien et de la France de l'Est.
Sa carte coïncide avec celle d'un haut niveau éducatif au début du XXe siècle. Jusqu'ici nous sommes dans les normes. Or, voici qu'à partir de 1970, c'est la famille souche du Midi de la France et la famille postcatholique de Bretagne qui produit le plus de bacheliers, puis bientôt d'étudiants. Sensation : c'est la revanche de Bécassine, c'est le crépuscule de la Révolution !
Alors, que s'est-il passé ? En vérité, une mutation très profonde qui s'enracine dans le subconscient anthropologique et religieux des populations. Utilisant avec beaucoup d'à-propos et de finesse les analyses de Schumpeter (Capitalisme, socialisme et démocratie), Le Bras et Todd montrent que le capitalisme et son individualisme féroce a besoin pour subsister de recourir, à titre d'antidote, à des couches protectrices précapitalistes, porteuses de valeurs communautaires, venues parfois du Moyen Age.
C'est ce rôle compensatoire et finalement intégrateur qu'a longtemps joué le communisme dans les régions déchristianisées : telle fut la « contre-société » communiste, bien analysée jadis par Annie Kriegel, dans les banlieues ouvrières. Ce fut aussi le rôle du catholicisme dans ses propres zones d'influence. Mais là s'arrête la comparaison.
Le communisme est mort, et les valeurs de contre-société qu'il animait sont mortes avec lui, alors qu'au contraire le catholicisme, qui, selon les auteurs, est mort comme croyance religieuse, est demeuré vivace comme structure mentale et sociale. Ce «catholicisme zombie» est, à leurs yeux, le moteur de l'élan vers l'éducation qui a porté par exemple la Bretagne au cours des dernières années. Une sorte de revanche posthume de l'Eglise sur la République laïque.
On peut discuter le détail de ces analyses. Je ne crois pas, pour ma part, que le catholicisme, qui est en effet moribond comme rituel (effondrement de la participation à la messe dominicale), soit mort comme croyance religieuse ; mais il est vrai que le catholicisme, si résiduel qu'il soit sous ses formes traditionnelles, continue de servir de substrat anthropologique à la moitié de la société française ; on le voit bien aujourd'hui en ces temps de mariage gay.
Il est non moins vrai, comme le notent brièvement les auteurs, que les institutions qui furent le moteur de la modernité pendant les Trente Glorieuses et au-delà furent souvent d'origine catholique : le Plan, la CFTC-CFDT, la revue Esprit, le journal le Monde.
Le FN, substitut au communisme
Il n'est pas jusqu'à « la métamorphose du Front national » qui ne trouve sa place dans cette interprétation d'ensemble.Pour Le Bras et Todd, le FN façon Jean-Marie, né de la rupture du tissu social en région d'habitat groupé, était comme vitrifié.
Le FN façon Marine s'est éloigné de son fonds de commerce initial ; il a abandonné le thème prioritaire de l'immigration au profit de la défense des catégories économiquement et culturellement dominées des zones périurbaines et rurales.
Sans aller jusqu'à parler ici de « couche protectrice » par rapport au néocapitalisme, le fait est qu'il tend à se substituer au communisme, comme organe tribunitien, dans les zones déchristianisées que celui-ci occupait jadis.
L'ambition intellectuelle de ce livre est, on le voit, considérable. A une époque où le bricolage est dominant, il convient de saluer une entreprise de ce genre. Nos auteurs croient à l'anthropologie régionale comme Adam Smith croyait à la division du travail, Marx, à la lutte des classes, ou Toynbee, aux cycles des civilisations. Réduite à l'essentiel, cette anthropologie repose sur des strates successives dans le devenir des sociétés : au plus profond, les systèmes familiaux ; au-dessus, la religion ; plus haut encore, l'éducation ; et enfin, proche de la surface, l'économie !
Il est significatif que l'explication économique ne vienne que tout à la fin du livre, presque à l'état de remords. Par rapport à Marx qui faisait de l'économie sinon toujours la cause, du moins « l'antécédent le moins substituable » comme aimait à le dire notre maître Labrousse, quel renversement copernicien ! Chez Le Bras et Todd, l'antécédent le moins substituable est culturel.
La place faite à la religion et à l'éducation permet d'échapper à la tyrannie de l'explication monocausale par des systèmes familiaux disparus ou en voie de disparition ; mais elle ne permet pas d'échapper à un certain arbitraire : nos auteurs recourent indifféremment à la famille, à la religion, à l'éducation, comme variables explicatives selon le degré de pertinence de chacun de ces facteurs, dans chaque cas particulier. On y gagne en souplesse, on y perd en termes d'interprétation globale.
Un tel livre, qui pétille d'intelligence et qui fourmille d'interprétations passionnantes, est significatif de l'évolution de la pensée à l'époque contemporaine : le primat de l'économie, commun au marxisme et au libéralisme, est en train de sortir de nos esprits. Le Marx de gauche est bien mort ; le Marx de droite, comme philosophe de la nécessité économique, paraît le seul à conserver un avenir.
Le matérialisme historique n'était, selon l'expression du philosophe Frédéric Rauh, qu'un « spiritualisme économique » fort arbitraire, incapable de rendre compte de la plupart de nos comportements, et notamment de nos comportements politiques. Voilà nos sociétés contemporaines rendues à leur complexité, et la France créditée d'un avenir.
Pour ma part, je suis resté un peu plus marxiste que nos deux auteurs, donc moins optimiste qu'eux sur ce pays. Mais quoi ! il n'y a rien qu'un pessimiste déteste tant que de voir les autres penser comme lui. En tout cas, si j'étais Hollande, je lirais le Mystère français.
Le Mystère français, d'Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, coéd. Seuil-La République des idées, 336 p., 17,90 €.
19 avril 2013
La carte et le territoire
via marianne.net
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