Editorialiste
Mesdames et Messieurs les jurés,
Monsieur le juge,
Je prends aujourd'hui la parole pour défendre le coupable idéal : l'agence de notation. Je lis dans vos yeux que vous avez déjà forgé votre intime conviction : l'accusé mérite la peine capitale. Il aurait failli à sa mission essentielle de vigie des marchés, causant d'effroyables catastrophes économiques et financières. Il n'aurait rien vu venir en 2008, quand des montagnes de dettes privées ont fait imploser Wall Street. A l'inverse, il aurait provoqué la crise des dettes publiques européennes, en Grèce et en Irlande l'an dernier, au Portugal cette année, en sonnant l'alarme parfois à mauvais escient, souvent au mauvais moment et toujours en parfaite inconscience des conséquences de ses actes.
Et pourtant... s'il était innocent ? Si le vrai coupable était ailleurs ? C'est ce doute qui m'amène à prendre sa défense. Que les choses soient claires, Mesdames et Messieurs : je n'aime pas ce personnage - on aime rarement les surveillants hautains. Mais je le trouve original. J'ai enquêté dessus il y a vingt ans. J'ai dénoncé son rôle dans le « subprime » au printemps 2008, avant la faillite de Lehman Brothers (il touchait de l'argent pour attribuer des notes à des produits financiers titrisés... et pour expliquer à leurs fabricants comment avoir de bonnes notes). Sa cause me paraît pourtant simple à défendre.
A vrai dire, les agences de notation font plutôt correctement leur travail, en particulier sur la dette des Etats, où elles sont aujourd'hui mises en cause. Le FMI relève que « tous les Etats qui ont fait défaut depuis 1975 avaient des notations en catégorie spéculative ["non investment-grade"] au moins un an avant leur défaut ». Annukka Ristiniemi, une jeune chercheuse de la Paris School of Economics, montre que « les agences de notation semblent réagir en moyenne quelques mois avant un cas de détresse ». Une réaction tardive, car des indicateurs macroéconomiques commencent à signaler un déséquilibre au moins deux ans avant le problème. Mais, « quand elles réagissent enfin, elles exercent un effet massif sur le marché ». Les investisseurs vendent alors des tombereaux d'obligations, ce qui accroît encore les difficultés de l'emprunteur. Un simple changement de notation, ou parfois l'annonce de sa mise sous surveillance dans la perspective d'un éventuel changement, peut précipiter les débiteurs du haut d'une falaise de la défiance.
L'exemple de la Grèce illustre parfaitement ce risque. En octobre 2009, le nouveau gouvernement indique que le déficit public sera beaucoup plus élevé que prévu. Les investisseurs exigent alors immédiatement des taux d'intérêt plus élevés. C'est seulement en décembre que les trois grandes agences (Standard & Poors, Moody's et Fitch) abaissent leur notation. Leur décision enclenche une nouvelle et forte hausse des taux d'intérêt, qui réduit la solvabilité de l'Etat grec. Cette réduction entraîne alors des diminutions supplémentaires de note. Un cercle vicieux s'est formé.
Mais les agences sont-elles responsables de ce cercle ? Si elles n'abaissaient pas leur note dans un tel cas, elles ne feraient pas leur travail. Tout au plus peut-on leur reprocher de traîner à faire leur travail. Trois mois pour dégrader la Grèce, était-ce nécessaire ?
Le vrai problème, Mesdames et Messieurs, est ailleurs : la notation est prise trop au sérieux. Les investisseurs s'appuient exclusivement sur elle pour prendre des décisions, formant ainsi la fameuse falaise. Ils sont drogués aux AAA et autres BB+. Le FMI le dit clairement : il faut « réduire la dépendance à la notation ». Le Conseil de stabilité financière, qui regroupe banquiers centraux, ministres des Finances et dirigeants d'organisations internationales, a publié en octobre dernier une note de sept pages sur la question. Il intime régulateurs, banquiers et assureurs de faire le ménage dans les innombrables références aux notations insérées dans leurs rouages. Aux Etats-Unis, la loi Dodd-Frank votée l'an dernier impose la suppression de ces références aux agences fédérales..., qui ne savent pas comment elles vont s'y prendre. En Europe, les gouvernants n'ont pour l'instant pas suivi ces recommandations du Conseil de stabilité. Ils se sont contentés d'imposer aux agences une effroyable paperasserie de certification, qui, de l'avis général, ne servira à rien.
Du côté des investisseurs, c'est encore pire. Car, pour eux, la notation est un cache-misère. Elle dissimule la faiblesse, voire l'absence de mécanismes d'évaluation du risque, qui est pourtant au coeur de leur métier. Normalement, les institutions financières devraient dépenser beaucoup d'argent pour monter des équipes compétentes, afin d'« avoir les capacités pour mener leur propre évaluation de la qualité de crédit », comme le demande le Conseil de stabilité financière. Sans prendre beaucoup de risques, on peut affirmer qu'elles vont traîner les pieds. On ne signale, par exemple, aucune manoeuvre de débauchage dans les équipes des agences de notation...
Au-delà, Mesdames et Messieurs les jurés, on le sent bien, c'est tout autre chose qui est en procès. C'est l'idée d'un immense marché financier ouvert sur toute la planète, où n'importe qui peut acheter n'importe quoi en parfaite connaissance de cause, sur la base d'une information complète et gratuite. Cette fluidité parfaite, rêvée par les économistes dans leurs modèles, n'existe pas. Une vraie évaluation du risque passe par un processus coûteux d'évaluation, bien au-delà d'une simple note. Le grand marché mondial pourrait bien être au-dessus de nos moyens. Peut-être devrons-nous revenir à des politiques de placement plus locales, mieux éclairées. Et ce n'est pas la faute aux agences de notation.
Jean-Marc Vittori est éditorialiste aux « Echos »
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