Le peintre Jean-Léon Gérôme (1824-1904) a longtemps été célèbre grâce aux dictionnaires et aux livres d’histoire qui reproduisaient largement ses reconstitutions historiques. Les professeurs de latin se servaient de ses combats de gladiateurs pour illustrer les moeurs dépravées de l’Empire romain, et les professeurs de catéchisme édifiaient les jeunes âmes en leur montrant ses martyrs chrétiens livrés aux fauves. En noir et blanc, ses peintures paraissaient des photographies du passé, d’une confondante exactitude.
Puis elles ont disparu des livres. Parce que leur auteur tient dans l’histoire de l’art moderne un sale rôle, celui de l’ennemi obtus et méchant. A juste titre au demeurant. En 1884, Gérôme veut s’opposer à l’hommage posthume rendu à Manet, mort un an plus tôt, et propose que l’on accroche Olympia aux Folies-Bergère.
Dix ans plus tard, Gérôme combat le legs de la collection Caillebotte, tant et si bien que la moitié des toiles sont refusées – Monet, Cézanne et les autres. Il est du reste savoureux que son contemporain Monet, qu’il déteste, triomphe au même moment au Grand Palais, pas très loin d’Orsay.
En 1900, il choisit l’inauguration de l’Exposition universelle pour maudire la peinture moderne. A cette date, il enseigne à l’Ecole des beaux-arts depuis trente-sept ans, il est membre de l’Institut depuis plus de trois décennies, y ayant été propulsé à 41 ans. Dans ces deux lieux, il défend sa conception de l’art, fondée sur la prolifération des détails vrais, un illusionnisme perfectionné au plus haut point, une facture picturale lisse et neutre et un dessin qui proscrit toute abréviation comme toute déformation. L’impressionnisme ne peut donc que lui être qu’insupportable – et réciproquement.
Pourquoi alors lui consacrer au Musée d’Orsay une exposition en plus de 200 peintures, sculptures et dessins ? Pour une excellente raison : par son style illusionniste et spectaculaire et par le système de production qui en est inséparable, son oeuvre fait comprendre comment la peinture est devenue une industrie de l’image. Jean-Léon Gérôme, c’est le capitalisme appliqué aux beaux-arts. Il comprend magnifiquement son époque, au point de vue social et économique. D’autres sont alors aussi lucides que lui – tel Gauguin. Mais Gauguin déteste la société qu’il voit naître, alors que Gérôme, par commodité ou cynisme, en tire avantage.
Sa tactique repose sur une évidence. Vers le milieu du XIXe siècle, le développement de la bourgeoisie fait de l’art une affaire de plus en plus générale : le Salon reçoit des dizaines de milliers de visiteurs, dont beaucoup sont des acheteurs potentiels. Il faut s’adresser à ce nouveau public et, pour attirer son attention, se servir d’une autre puissance montante, la presse. En 1850, Gérôme expose donc au Salon son Intérieur grec : quatre filles nues, dont trois dans des poses lascives, et, près d’elles, un peu dans l’ombre, deux hommes. L’allusion sexuelle est flagrante. La toile fait scandale dans les journaux. Un cousin de Napoléon III l’achète.
Ce lancement mondain vaut mieux que le prix de Rome, que Gérôme a manqué trois ans plus tôt. Désormais, il est connu – et encore plus après la Sortie du bal masqué, scène de duel tragique et neigeuse présentée au Salon de 1857. Cette fois, c’est le duc d’Aumale qui achète.
C’est à ce moment que Gérôme démontre toute l’étendue de son génie. Vendre une toile à un duc, c’est bien. Mais, des milliers d’admirateurs anonymes, il serait dommage de ne tirer aucun bénéfice. Par chance, les techniques de reproduction mécaniques se développent. Lithographie et photographie ne cessent de s’améliorer.
En 1859, Gérôme s’associe avec un éditeur, Adolphe Goupil, spécialisé dans ces industries. En 1863, il épouse une de ses filles. Alliance féconde : deux enfants, mais surtout des centaines de milliers de cartes postales et clichés plus ou moins grands et plus ou moins joliment tirés. Il y en a à tous les prix. Tout le monde ne peut s’acheter un tableau, mais qui ne pourrait se payer une petite image ? Il ne reste plus à Gérôme qu’à alimenter les machines de Goupil avec des toiles destinées à être converties en clichés pour le monde entier.
Ce système exige qu’il demeure fidèle à son illusionnisme minutieux – la clientèle veut du bien fait – et qu’il trouve des sujets qui plaisent, romanesques pour les dames, grivois pour les messieurs. Il diversifie l’offre pour vendre mieux. Vous voulez de l’érotisme ? Achetez Phryné devant l’aréopage, les harems, les intérieurs d’atelier avec modèle sans voile – et sans un poil, car il ne faut pas aller trop loin. Vous cherchez du pathétique, du sanglant ? Voici les rétiaires que l’on achève et les martyrs que les lions décapitent et éventrent dans de grandes flaques de carmin. De l’exotique ? Choisissez entre caravaniers, muezzins et marchands d’esclaves (nues, bien sûr). Du patriotique bien français ? Nous avons du Louis XIV et du Napoléon en rayon.
Vers 1870, Gérôme fait mieux encore. Il se met à convertir les personnages de ses tableaux en sculptures. Celles-ci sont fabriquées en plusieurs dimensions et différents matériaux, du petit bronze bon marché à la figure grandeur nature en marbre rehaussé de bronze doré et de pierres précieuses, très onéreuse. Il invente ainsi ce qui se nomme aujourd’hui dans les musées « produits dérivés ». Le vrai précurseur du XXe siècle, en 1850, c’était donc lui.
29 décembre 2010
Gérôme, le peintre qui maudissait l’art moderne : précurseur du cinéma moderne
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire