20 juillet 2010

Nouvelle guerre coloniale

La France aurait-elle perdu la guerre du soft power ?
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C’est une guerre qui ne fait pas de victimes, mais s’attache à conquérir les cœurs et les esprits. Théorisé dans les années 1990, le soft power, ou l’art pour un pays de séduire la scène internationale avec sa culture et ses valeurs pour mieux s’imposer économiquement et politiquement, n’est plus l’apanage des Etats-Unis. Le Brésil et surtout la Chine investissent désormais dans cette capacité de séduction. Pékin entend se montrer incontournable avec sa culture plurimillénaire, ses manifestations gigantesques, l’apprentissage mondialisé du mandarin et ses instituts Confucius. La diplomatie culturelle, invention française, a-t-elle encore un avenir face aux nouveaux géants de la séduction ? De l’avis de nombreux experts et sénateurs, il y a urgence : la France manque d’un commandement et d’un téléphone uniques en la matière, et se voit mettre peu à peu hors jeu du débat intellectuel mondial. La nouvelle guerre coloniale des cœurs et des esprits  ne fait que commencer.

C’est une guerre très particulière qui ne tue personne, mais qui cherche à coloniser les cœurs et les esprits, et s’implante au cœur des sociétés. Ses militaires et ses marchands d’armes sont des bataillons d’artistes de masse et d’enseignants, des task- force d’intellectuels pointus, des forces spéciales de producteurs d’idéaux, de culture populaire, de sons et d’images. A ce jeu, les Etats-Unis mènent la danse depuis 1945, liquidant au passage toute l’attraction de l’ennemi soviétique durant la guerre froide, imposant sans encombre leur vision et leur culture de masse sur la planète. La France, elle aussi, a tenu son rang, notamment avec l’invention spécifique de la diplomatie culturelle et ce, dès la fin du XIXe siècle. Cette guerre mondiale s’appelle soft power dans les milieux autorisés de la diplomatie. 
Elle est ainsi définie dans le paragraphe d’un livre, Bound to Lead : The Changing Nature of American Power : “Le soft power repose sur la capacité à définir l’agenda politique d’une manière qui oriente les préférences des autres. C’est la capacité à séduire et à attirer. Et l’attraction mène souvent à l’acceptation ou à l’imitation.” Le soft power a été théorisé par un nouveau Clauzewitz, Joseph Nye, géopoliticien, sous-secrétaire d’Etat dans l’administration Carter et ministre délégué à la Défense sous Clinton.
Son idée qui date de 1990 a mis du temps à se planétariser, mais désormais elle oriente fortement l’action diplomatique du Japon et de la France depuis longtemps, mais aussi de nombreux pays émergents, comme le Brésil, l’Inde et surtout La Chine en tête. Qu’elle finance l’opéra d’Alger à hauteur de 40 millions de dollars, qu’elle recherche la sympathie dans les populations africaines avec des échanges universitaires intensifs ou bien la “diplomatie du chéquier”, qu’elle démontre son hyperpuissance tranquille à travers des manifestations telles que les J.O de Pékin ou l’Exposition universelle de Shanghaï qu’elle seule est capable de financer, tous ces actes ont été soigneusement concertés, mis en musique et produits par le pouvoir politique de Pékin. Le grand atelier de la planète a méticuleusement copié le soft power de Joseph Nye.

Au soft power américain,
s’ajoute le smart power
Dans cette domination planétaire des esprits et des cultures, les Etats-Unis, même talonnés, sont encore largement à la manœuvre. “Au soft power américain, est même venu s’ajouter le smart power”, indique malicieusement le sénateur Jacques Legendre (UMP) et président de la commission des Affaires culturelles, pourtant chatouilleux sur la question de la protection de la langue française. Joseph Nye en effet a forgé ce concept et le candidat Barack Obama l’a incarné à merveille à partir de 2007. Le smart power doit permettre à Washington de reconquérir “les cœurs et les esprits”, notamment dans les pays islamistes  mis à mal par deux mandats Bush et l’emprise sombre des intellectuels néo-conservateurs sur les relations internationales. C’est comme cela que le smart power américain a repris le dessus après le désastre de la guerre du Vietnam. En jouant de sa différence et de sa capacité d’auto-critique si attirante. “Dans le contexte actuel, une presse libre, des tribunaux indépendants et un Congrès prêt à tenir tête à l’exécutif sont les atouts qui nous permettront de prétendre à un même smart power”, affirmait Joseph Nye en 2009.
A côté de ces valeurs, tout un chacun éprouve la puissance tellurique d’Hollywood, véritable moteur d’entraînement du soft power américain. Sa culture mainstream (séries télé, rock et rap, comics…) et son industrie de l’entertainment, avec le soutien de l’Etat fédéral, véhiculent toujours autant l’idéologie américaine (lire encadré).

Le soft power chinois se marie avec
le confucianisme
 
Mais, prévient un spécialiste des affaires internationales comme Barthélémy Gourmont, le soft power chinois qui se profile est différent de l’américain. A première vue, il peut faire peur, très peur, puisque la Chine devrait être la première puissance économique d’ici à 2030. Mais le clair-obscur est de mise : dragon ou panda ? Le problème crucial des droits de l’homme brouille encore le smart power chinois. Pour l’instant, les spécialistes des relations internationales hésitent à trancher. Officiellement, la Chine, elle, se refuse à être considérée comme une hyperpuissance, même en devenir. “Elle se veut une puissance sans se forcer”, décrit Barthélémy Courmont. Et précisément, elle privilégie en diplomatie le soft power plutôt que le hard power économique. Dans son livre perspicace et particulièrement éclairant, Chine, la grande séduction (Choiseul Editions), il explique : “C’est un concept qui se vend bien en Chine parce qu’il se marie avec le confucianisme, qui prône l’utilisation de la force morale au détriment de la force physique.”
Ainsi les nouveaux instituts Confucius constituent les outils affûtés du soft power pékinois. En 2004, on pouvait ricaner de l’ouverture du premier centre dans le caillouteux Ouzbékistan. Six ans plus tard, les instituts Confucius sont 290 dans 98 pays (7 rien qu’en France, où l’apprentissage du mandarin, 5e langue vivante, progresse de 30 % par an). Un millier est envisagé à l’horizon 2020. Ces instituts calqués sur les Alliances françaises ou les instituts Goethe dépendent directement du Hanban (Bureau de la Commission internationale pour la diffusion internationale du chinois). Par ailleurs, cinq milliards d’euros vont être investis par le pouvoir dans ses médias internationaux et multilangues.
Le soft power chinois constitue un levier puissant d’une stratégie incontournable qui elle relève du pur hard power : la Chine est avide de matières premières et de sécurité énergétique. Voilà pourquoi elle active des échanges culturels avec le continent africain gorgé de métaux et de pétrole, répand sa langue et sa culture plurimillénaire auprès des élites. Et ça marche : la Chine ne pâtit pas d’une image de colonialiste ou d’esclavagiste. Le sondeur américain Piwe révélait ainsi en 2007 qu’à l’exception de l’Afrique du Sud, toutes les autres nations en relation avec la Chine la plébiscitaient largement devant les Etats-Unis. Plus fort encore, le soft  power dans les pays du Moyen-Orient, que la Chine courtise également, n’exclut pas d’excellentes relations avec Israël et ne soulève aucune objection.

Soft power français,
combien de divisions ?
Déclin, vous avez dit déclin ? “Comment vendons-nous la France ?” est le titre d’un rapport interministériel mené en 2008 par un haut fonctionnaire, Nicolas Tenzer, qui aura écumé dans une quarantaine de pays le soft power français à l’oeuvre. Réponse : plus que mal. Au point que la France, “ombre marchante, canard sans tête”, pourrait  facilement disparaître des écrans radars de l’influence planétaire. “Le poids de nos idées dans les enceintes internationales s’érode et nous y perdons souvent notre crédibilité ; les règles juridiques et les normes techniques seront de plus en plus étrangères à nos conceptions et à nos pratiques ; nous sommes sortis du jeu intellectuel mondial, faute d’avoir investi les lieux où s’élaborent et se décident les politiques futures et faute aussi de faculté d’universalité du référentiel français”, analyse Nicolas Tenzer (lire Avis autorisés).
Pour l’instant on est loin de la stratégie cohérente. Les sénateurs de la Commission des affaires culturelles, conduits par Jacques Legendre, ont tenté de persuader l’Elysée, à la faveur du petit remaniement gouvernemental de l’été 2009, de créer un secrétariat d’Etat à l’action culturelle extérieure qui engloberait aussi la francophonie et l’audiovisuel extérieur, et exercerait un vrai commandement. Raté. “Dans les élites françaises et quelle que soit la couleur politique, la ligne de partage est très nette entre  ceux qui estiment que la francophonie est une vieille lune et ceux qui, comme moi, jugent que l’usage d’une langue signe un rapport de force international”, analyse le sénateur.
Dans cette perspective du renforcement culturel, le Sénat a adopté, le 22 février dernier, le nom de Victor Hugo pour baptiser la nouvelle agence culturelle au statut d’Epic (établissement public à caractère industriel et commercial), créée par le projet de loi sur l’action extérieure de la France. “Institut français c’est pas très excitant, Victor Hugo personnifie plus que personne la France”, a insisté devant les sénateurs le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner – qui durant quelques semaines avait songé à intituler l’agence du nom d’Albert Camus. Ce qui n’est toujours pas de l’avis de la Commission des affaires culturelles et de son président Jacques Legendre, ou encore de Jean-Pierre Chevènement (RDSE) pour qui l’appellation “institut françaisé” “résisterait à toutes les modes”, appellation que les sénateurs ont fini par imposer. “Cela nous permettrait également une meilleure souplesse en accolant à la marque institut français, le nom de la localité”, nous explique Jacques Legendre. On en est là, c’est-à-dire pas vraiment d’accord sur le nom de cette nouvelle force de frappe culturelle qui d’ailleurs a été en partie dévitalisée. Mission de l’agence qui est encore loin d’être au niveau du British Council tant fantasmé : se charger de l’action culturelle extérieure, ce que faisait déjà la petite association Cultures France. S’ajoutent à ses missions, la promotion de la langue française mais aussi de la culture scientifique, des savoirs et des idées, ainsi que la formation professionnelle des personnels. Durant trois années, Victor-Hugo, coquille à peu près vide, vivra sous haute surveillance. La décision, apparemment logique, de lui rattacher les 144 centres culturels français à l’étranger, les 154 services de coopération et d’action culturelle (SCAC), ne sera prise qu’à partir de 2013. La préservation de cette puissance-là a été jalousement défendue par les diplomates qui y voient, pour eux, un outil d’influence local et personnel. Consolation, la loi entérine le principe d’un “Conseil d’orientation stratégique” où le ministère de la Culture et les autres ministères à la politique culturelle extérieure entendront bien mettre leur grain de sel. Le millier d’Alliances françaises, associations de droit local, lui aussi échappe à Victor-Hugo. L’écrivain et ambassadeur Jean-Christophe Ruffin a décliné l’offre de diriger cette nouvelle entité de la diplomatie culturelle. L’ex-ministre Xavier Darcos vient d’y être nommé. 

Le déficit stratégique
du soft power français

Le feu est réellement au lac. “Les crédits consacrés au rayonnement culturel ont chuté de 10 % entre 2005 et 2008, ils vont chuter à nouveau de 13 % cette année, de 11 % en 2010 et de 10 % en 2011”, expliquaient les sénateurs. Il ne manque pas d’argent, mais de volonté politique. Voté à l’unanimité par la haute assemblée, le rapport des commissions aux Affaires étrangères et aux Affaires culturelles préconise une meilleure collaboration des ministères de la Culture, de l’Education, de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, ainsi qu’un statut renforcé des postes culturels dont les missions passeraient de trois à cinq années. Il y a une vraie crise de la diplomatie culturelle, estime également Julia Kristeva dans son rapport discuté par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en juin dernier. Le diagnostic semble facile à tenir, mais les solutions possibles pâtissent, pour rester poli, d’une “fragmentation endémique”. La doctrine Kristeva préconise plusieurs mesures énergiques comme la promotion d’une “action culturelle extérieure plus cohérente et plus interministérielle au service de la diversité” ; la “rationalisation” et la rénovation d’un réseau “unique au monde”, mais qui tient depuis des décennies d’un mille-feuille techno-bureaucratique de l’action du réseau francais (services de coopération et d’action culturelle, Instituts français, Alliances françaises, écoles et lycées français homologués). Bref, le soft power français réclame un commandement et un numéro de téléphone unique.
Un soft power français, mais pour quoi faire ? “Une urgence s’impose : construire un projet stratégique et conduire une action décentralisée, capables de clarifier le message culturel de la France”, affirme encore l’auteur. Un volontarisme politique s’impose. Le rapport Kristeva-CESE insiste par exemple sur “l’accueil et la formation des élites étrangères”. Même son de cloche chez les sénateurs. “Quatrième pays au niveau mondial après les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni pour le nombre d’étudiants étrangers, la France ne semble envisager l’accueil des étudiants étrangers qu’en termes de coût. Ce déficit stratégique, qui s’accompagne d’un éclatement de l’offre française entre universités et grandes écoles, révèle en fait l’absence d’une politique dynamique et cohérente d’attractivité de nos universités”, cingle Julia Kristeva. Ce rapport même de qualité et appelant à des débats de fond connaît depuis un destin de rapport : au fond d’un tiroir de la République.
Puissance moyenne, la France ne peut que miser désormais sur son pouvoir d’influence et son smart power. En dernier ressort, on peut suggérer à quelques conseillers influents de l’Elysée et de Matignon de se procurer les ouvrages de Joseph Nye. S’ils ne les trouvent pas en librairie, qu’ils tapent “Google” ou “Amazon”, les deux nouveaux piliers du soft power américain.

Par Emmanuel Lemieux

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