15 juillet 2011

Ionesco and co – Guide de l’absurde à l’usage des honnêtes gens | Steven Petitpas

« Ionesco, chef de file du théâtre de l’absurde, aux côtés de Samuel Beckett »… La belle affaire ! L’absurde, c’est quoi ? Beckett, c’est qui ? A l’occasion du centenaire de la naissance d’Eugène Ionesco, Evene vous propose ce petit guide pratique, pour comprendre rapidement les origines du théâtre contemporain.

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Eugène Ionesco, Samuel Beckett, l’absurde, les existentialistes… Des noms et des concepts déjà rencontrés, auxquels on n’a pas forcément compris grand chose. Et voilà que musées et bibliothèques n’en finissent plus de leur dédier expos et manifestations ! Vous avez manqué le cours sur Ionesco ? Vous vous êtes endormi pendant ‘En attendant Godot’ ? Vous n’êtes jamais allé au théâtre ? Auteurs, pièces, notions : en guise de rattrapage accéléré, Evene passe en revue les fondamentaux. De quoi combler les lacunes et évacuer les absurdités de vos dîners mondains…

A comme Absurde

Premier constat : les pièces du théâtre de l’absurde ne racontent rien. Il n’y a pas d’histoire à proprement parler. Certains diront qu’elles n’ont « pas de sens », et que c’est justement pour cette raison qu’on les qualifie d’absurdes. Ce n’est qu’à moitié vrai. Ici, le terme « absurde » renvoie d’abord à l’absurdité… de l’existence humaine – ni plus ni moins. A l’idée que l’Homme, condamné à la mort, est impuissant devant l’univers et sa propre destinée. C’est ce sentiment que Ionesco, Beckett et Arthur Adamov mettent en scène, à travers des dialogues eux-mêmes insensés.

B comme Beckett

On connaît son nom, certaines de ses pièces, et les idées reçues à son sujet vont bon train. Ecrivain d’origine irlandaise, Samuel Beckett est souvent présenté comme l’une des figures de proue du théâtre de l’absurde. Chacune de ses oeuvres met en scène une humanité perdue, prisonnière d’un corps meurtri, au bord du néant. Abordé par les universitaires sous un angle essentiellement métaphysique, Beckett a toujours affirmé qu’il ne visait pas un message de cette nature : « Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré (…). Quant à vouloir trouver à cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec les programmes et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt, mais ce doit être possible. » Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1969, mais, exaspéré par les mondanités et l’industrie littéraire, considère la nouvelle comme une véritable « catastrophe ».

C comme Cantatrice chauve

« Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux »… ‘La Cantatrice chauve’ est assurément l’une des oeuvres les plus connues de l’absurde. Ecrite par Eugène Ionesco et représentée pour la première fois en 1952, elle met en scène les élucubrations de la famille Smith et de la famille Martin. Ici, pas d’intrigue. Les dialogues ont abdiqué toute logique, les personnages sont plus décalés les uns que les autres. D’abord décriée par la critique – qui n’aime pas ne pas comprendre -, la pièce suscite rapidement l’intérêt de penseurs tels que Jean Tardieu ou André Breton. C’est aujourd’hui un classique français, joué sans interruption depuis 1957 au théâtre de la Huchette de Paris.

D comme Désillusion

Les camps de concentration et le désastre du nazisme ont précipité la chute de l’humanisme (la foi en l’Homme, parfait et sans limites). Si les artistes des années 1950 ont une conscience si aiguë du non-sens de l’existence humaine, c’est en partie parce qu’ils ont été désenchantés par les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Et c’est pour cette raison que certaines pièces de Samuel Beckett, notamment ‘Fin de partie’, baignent dans une atmosphère de cendres, post-apocalyptique.

E comme Existentialiste

Ionesco, Beckett et les autres n’ont pas l’exclusivité du sentiment de l’absurde. Celui-ci se rattache au courant de pensée dit « existentialiste », qui s’est développé en France sous l’impulsion de Jean-Paul Sartre. Les existentialistes ont eux aussi l’intuition de l’absurdité de la vie, mais, contrairement aux dramaturges de l’absurde, ils l’expriment à travers un discours parfaitement lucide et cohérent : « Jamais je n’ai eu si fort qu’aujourd’hui le sentiment d’être sans dimensions secrètes, limité à mon corps, aux pensées légères qui montent de lui comme des bulles » (Sartre, ‘La Nausée’). Malgré cette philosophie commune, Eugène Ionesco, Samuel Beckett ou encore Arthur Adamov refuseront d’être apparentés aux existentialistes.

G comme Godot

« ESTRAGON – Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? VLADIMIR – On attend. » ‘En attendant Godot’ de Beckett est considéré comme l’une des oeuvres phare du théâtre de l’absurde, au même titre que ‘La Cantatrice chauve’ de Ionesco. Après avoir été refusée par des dizaines de directeurs de théâtres, la pièce est représentée pour la première fois en 1953 au théâtre de Babylone. On y découvre Vladimir et Estragon, deux vagabonds qui, en pleine campagne, attendent un mystérieux « Godot ». Là encore, pas d’action : seuls les échanges incongrus, les silences et la musique des mots ont le droit de cité. Véritable tour de force, quand on sait que la pièce dure près de trois heures…

H comme Humour

Télescopage de répliques improbables, comique de gestes et de répétitions, incongruité des situations et des réactions : le théâtre de l’absurde provoque très souvent le rire du spectateur. D’une certaine façon, l’humour omniprésent porte le tragique, et le tragique nourrit l’humour. Dans ses ‘Notes et contre-notes’, Ionesco ira jusqu’à dire que « le comique n’est comique que s’il est un peu effrayant ». Pressons-nous de rire de tout…

I comme Ionesco

Auteur de ‘La Cantatrice chauve’, des ‘Chaises’, de ‘La Leçon’ et de ‘Rhinocéros’, Eugène Ionesco est l’initiateur du théâtre de l’absurde (même s’il ne s’est jamais accommodé du terme, trop associé à son goût aux existentialistes). Dans un écrit de jeunesse, il affirme : « Il faut oser ne pas penser comme les autres, oser vivre l’expérience limite qui permet de tout remettre en question. » Tout remettre en question, à commencer par les fondements du théâtre traditionnel (intrigue, langage, personnages), qu’il désosse méthodiquement pour élaborer ses pièces ! C’est le premier auteur à être publié de son vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Il entre à l’Académie française en 1970.

L comme Langage

Le langage est le fait central des pièces du théâtre de l’absurde. Certains critiques vont même jusqu’à le qualifier de « personnage principal ». Déconstruit, malmené, constamment menacé d’extinction ou d’explosion, il est un objet d’incompréhension et de fascination. Il prend la place de la sacro-sainte intrigue, en étant ce qui permet aux spectacles de durer. Dans les pièces de Ionesco, pas de logique d’exposition, de noeud et de dénouement : seules les répliques invraisemblables, les bavardages improductifs, s’amoncellent et déroulent le temps. Preuve que parler longtemps pour ne rien dire – ou en tout cas rien d’explicite -, c’est possible.

M comme Mouvement

Romantisme, symbolisme, surréalisme, nouveau roman… Qu’il s’agisse d’écoles ou simplement de courants, les mouvements artistiques et littéraires sont nombreux et relativement identifiables. Le théâtre de l’absurde, lui, ne doit pas être envisagé d’une telle façon. Si Ionesco, Beckett, Adamov et autres Genet mettent tous en scène l’absurdité de l’existence humaine à travers un langage irrationnel, leurs univers et esthétiques diffèrent à de nombreux égards. L’étiquette « théâtre de l’absurde », qu’on utilise aujourd’hui à tout va, fut en réalité inventée par le critique anglais Martin Esslin, en 1963. La plupart des écrivains concernés contestèrent l’expression.

P comme Pantins

En lieu et place de personnages, le théâtre de l’absurde livre une galerie de pantins, de marionnettes aux identités instables et interchangeables. Chez Ionesco comme chez Beckett, pas de cohérence biographique (on ne connaît rien du passé des uns et des autres) ou psychologique (les réactions ne sont jamais celles escomptées). En clair, le processus d’identification est impossible, car les Smith (‘La Cantatrice chauve’), Estragon (‘En attendant Godot’) et autres Winnie (‘Oh les beaux jours’) ne ressemblent pas à des « personnes ». Les démarches sont raides, vacillantes, les corps meurtris, les regards vides, les voix blanches.

R comme Réalisme

Les dramaturges des années 1950 mettent fin à une conception réaliste du théâtre qui avait cours depuis des siècles. Le théâtre miroir (celui de Molière, ou même de Victor Hugo) s’appuyait sur la cohérence de l’intrigue, du langage et des personnages pour parler en termes explicites de la société des hommes – et donner une leçon. Chez Ionesco, Beckett et autres Adamov, le décalage constant des répliques, des réactions voire de l’univers dans son ensemble, tient toute forme de réalisme à distance. Le miroir que ces dramaturges tendent à leurs spectateurs est volontairement brisé, pour pousser ceux-ci à réfléchir sur leur condition par eux-mêmes.

V comme Vingtième siècle

Les dramaturges de l’absurde ont fait du XXe siècle un tournant dans l’histoire des arts de la scène. Depuis plus de cinquante ans, l’ensemble de la production théâtrale est influencé par les oeuvres d’Eugène Ionesco et de ses comparses. De Roland Dubillard à Valère Novarina, les héritiers sont aussi divers que nombreux. Un retour aux principes étriqués du théâtre traditionnel paraît aujourd’hui inenvisageable. Une révolution artistique a eu lieu.

Steven Petitpas pour Evene.fr – Octobre 2009

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