27 février 2012

Pourquoi la France est malade de ses hôpitaux

T u as combien de lits dans ton service ? » « Soixante, et toi ? » « Je n'en ai plus que trente. On m'a obligé à réduire la voilure. » « A ta place, je n'aurais jamais accepté. Si on me le demande, j'ameute la presse locale et je menace de me mettre en grève. » Ce dialogue à peine imaginaire entre deux chefs de service résume la situation de la médecine hospitalière dans l'Hexagone. La France compte près de 8.000 salles d'opération qui réalisent en moyenne 1,5 intervention par jour. Cette donnée brute cache d'énormes disparités. Certaines unités ne désemplissent pas, alors que d'autres réalisent à peine une opération par semaine. Pour le président de l'Ecole européenne de chirurgie, Guy Vallancien, le maintien en activité de ces structures sous-utilisées est un « gâchis considérable » . En fait, c'est une double aberration économique et sanitaire. On entretient à grands frais des services sous-performants et peu fréquentés pour maintenir une illusion de proximité de soins à laquelle les Français sont très attachés. Localement, la fermeture d'un service de chirurgie dans un hôpital général est vécue comme un déclassement, voire une régression sociale, alors que c'est souvent une sage décision destinée à améliorer le niveau moyen des soins.

Dans le domaine de la santé, le rationnel et l'irrationnel font souvent bon ménage et la mesure de l'excellence est un exercice plein d'embûches. Une enquête récente (1) montre que les Français ont une perception très contradictoire de l'organisation hexagonale. Près de 70 % d'entre eux estiment que la « qualité des soins est au meilleur niveau mondial et qu'ils ont accès sans problème aux technologies de pointe ». En revanche, 40 % d'entre eux jugent que « la qualité s'est détériorée au cours des cinq dernières années ». Paradoxalement, ceux qui portent le jugement le plus sévère sur l'hôpital sont ceux qui y vont le moins : les générations X et Y. Parmi les récriminations les plus fréquentes figurent les files d'attente. Tous ceux qui ont passé une nuit aux urgences ne peuvent qu'être d'accord avec ce cri du coeur unanime : « On manque de tout. » En fait les services d'urgence sont embolisés par 30 à 40 % de patients qui ne devraient pas y être. 

Contrairement à un stéréotype, les effectifs dans les hôpitaux français n'ont cessé de progresser à un rythme soutenu : un millier de praticiens supplémentaires par an depuis trente ans et deux fois plus de postes d'infirmières créés (70.000 en quinze ans). « L'offre de soins est pléthorique et notre système est le plus onéreux d'Europe parce qu'on hospitalise trop », rappelle régulièrement l'économiste de la santé Jean de Kervasdoué. Mais rien n'y fait, deux Français sur trois sont persuadés que « le recrutement de médecins est une priorité pour les hôpitaux publics ».

Dans la vraie vie, la majorité des Français fait bien la différence entre proximité et expertise. Tant que faire se peut, ils évitent de mettre les pieds dans ces salles d'opération intermittentes, tout en s'opposant à leur fermeture. Ces « taux de fuite » en faveur des grands centres sont bien connus. Ils sont renforcés par les classements publiés par les hebdomadaires. Tout serait encore plus transparent si la CNAM, qui dispose d'une montagne de données « confidentielles », osait publier les vrais chiffres : les taux de complications postopératoires de ces petits blocs « sympathiques et si proches de chez nous » atteignent parfois les 50 %. 

Les médecins hospitaliers jouent sur cette peur de la déqualification et de la désertification qui angoisse surtout les citoyens du monde rural pour défendre leur pré carré. Ils jouent sur du velours en agitant deux chiffons rouges qui font mouche à tous les coups : « Halte à la marchandisation de la santé » et « Non à l'hôpital entreprise ». En fait, la médecine hospitalière connaît une série de révolutions : l'explosion des savoirs, l'hyperspécialisation des disciplines, le poids croissant des technologies et de la biologie dans le diagnostic et le suivi des patients, le démarrage poussif de la télémédecine et les premiers pas de la réalité augmentée. Sans compter le développement inexorable des soins ambulatoires, qui relègue aux oubliettes le syndrome du « t'as combien de lits ? » . « Autrefois une opération de la cataracte demandait une hospitalisation de neuf jours. Aujourd'hui, cela se passe en trois heures », rappelle la directrice générale de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Mireille Faugère. La France est la lanterne rouge européenne de cette chirurgie rapide et moins coûteuse. Seulement 38 % des opérations bénéficient de ce traitement contre 50 % chez nos proches voisins.  

Les médecins français sont aussi viscéralement opposés à la délégation des tâches à des infirmières, une pratique courante dans de nombreux pays. Ces « superinfirmières » de niveau master pourraient prendre en charge certains actes médicaux comme les endoscopies, qui se sont considérablement simplifiées avec l'arrivée de matériel performant. « Près de 90 % des actes médicaux sont normalisés. Ils peuvent être confiés sans danger à des infirmières bien formées. Le vrai savoir du médecin est dans sa capacité à transgresser les règles en cas de situation d'urgence », assure l'iconoclaste Guy Vallancien, qui prédit l'arrivée prochaine d'ingénieurs et de techniciens opérateurs dans les salles d'opération. Dans ce contexte, Mireille Faugère prévoit une réduction supplémentaire de 30 à 40 % des lits ne relevant pas des urgences. Pour assurer la transition, l'AP-HP a mis en place une formation facultative destinée à ces « médecins managers » du XXI e siècle. La moitié des 128 chefs de pôle de l'institution parisienne ont accepté de suivre ce cursus censé les familiariser avec les contraintes médico-économiques de la santé de demain.

 

(1) « Les Français et leur santé », étude Deloitte, janvier 2012.Alain Perez est éditorialiste aux « Echos »

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